Le présent ouvrage s’inscrit dans une série de livres blancs et de guides pratiques du Comité stratégique Avocats Lefebvre Dalloz. Il revient, en 99 articles et entretiens, sur les principales évolutions du droit social et leur impact sur la profession d’avocat, tant sur le plan de l’exercice professionnel que de la gestion et de la stratégie de développement des structures d’exercice, autour d’écrits, de podcasts et de vidéos.
Réunissant près de 140 contributeurs, professeurs, avocats, magistrats, conseillers prud’hommes, inspecteurs du travail, responsables des ressources humaines, juristes, experts, etc., cet ouvrage ne prétend à aucune exhaustivité. S’il offre des clés de compréhension, il a d’abord été conçu comme une mosaïque de libres expressions et de contributions librement choisies par leurs auteurs servant de jalons à un débat plus large et approfondi. C’est ce débat, ce dialogue indispensable à une pleine adaptation aux changements présents et à venir, que le Comité stratégique Avocats Lefebvre Dalloz entend accompagner, notamment avec l’organisation dans les prochaines semaines d’évènements-débats à Paris et en région.
Krys Pagani
Pilote du Comité stratégique Avocats Lefebvre Dalloz
Laurent Dargent
Rédacteur en chef, Dalloz actualité
Co-pilote du Comité stratégique Avocats Lefebvre Dalloz
Le droit à la preuve à la croisée des chemins
Publié le 29/11/2022
Stéphane Vernac
Le droit du travail est traversé par les vents contraires du droit à la preuve. S'il déplace les frontières de la loyauté de la preuve, à contre-courant des règles protectrices de la vie personnelle et des données personnelles, le droit à la preuve pourrait bien simplifier l'accès à la preuve. Simple règle de preuve, réservée à la mise en balance des intérêts, ou véritable droit subjectif ? Les jeux (probatoires) sont ouverts.
Si les règles de preuve déterminent les conditions de manifestation de la vérité, du moins celles qui permettront à l'une des parties d'emporter la conviction d'une juridiction, elles concourent également aux évolutions du droit du travail. Il est banal de rappeler que le régime de la preuve contribue à l'effectivité des règles de droit, à des degrés divers, selon l'importance accordée à une règle par le législateur ou par les juges. On songera notamment aux règles redistribuant la charge de la preuve, qui allègent [1] ou renversent [2] la charge de la preuve. Mais les règles de preuve assurent aussi une fonction cardinale : déterminer les moyens argumentatifs et probatoires licites et susceptibles d'être admis dans les débats. Il en est ainsi de l'exigence d'objectivité [3], ou des règles qui, au nom de la loyauté de la preuve, commandent la pertinence [4] et la transparence [5] des dispositifs de contrôle de l'activité des salariés. Le régime de la loyauté de la preuve contribue ainsi à "discipliner" l'exercice du pouvoir de direction. Le célèbre arrêt Néocel rendu le 20 novembre 1991 [6] au visa de l'article 9 du Code de procédure civile, posait une première pierre à l'édifice, en précisant que tout enregistrement d'images ou de paroles de salariés réalisé à leur insu, et ce quels que soient les raisons de cette mesure, constitue une preuve illicite devant être rejetée des débats. Mais l'essor du droit à la preuve affaiblit cette discipline imposée au pouvoir. Découvert par la Cour européenne [7] et relayé par les différentes chambres de la Cour de cassation, le droit à la preuve autorise en effet l'admission dans les débats, d'une preuve illicite, en particulier une preuve attentatoire à la vie privée des salariés, si elle est indispensable à l'exercice du droit à la preuve et si l'atteinte est strictement proportionnée au but poursuivi. Néanmoins, s'il peut autoriser, et même favoriser, l'exercice illicite du pouvoir de contrôle et de surveillance des salariés, le droit à la preuve pourrait bien offrir aux salariés de puissantes ressources probatoires.
Risques du droit à la preuve
Le droit à la preuve autorise, au terme d'un contrôle de proportionnalité, la production d'une preuve régulièrement collectée mais dont le 8contenu est attentatoire à la vie privée de salariés [8], à l'instar de la communication de bulletins de salaire, de lettres de salariés ou d'une photographie extraite du compte privé Facebook d'un salarié [9]. Un cap a néanmoins été franchi dans un arrêt Manfrini : s'inspirant de la jurisprudence de la Cour européenne [10], la Cour de cassation affirme que « l'illicéité d'un moyen de preuve (...) n'entraîne pas nécessairement son rejet des débats » [11]. Retenue à propos du manquement d'un employeur à son obligation de déclaration préalable auprès de la CNIL, cette solution concerne également la violation des règles relatives à l'information préalable des salariés et de consultation des représentants du personnel en cas de mise en place d'un système de vidéosurveillance [12]. Partant, la collecte d'une preuve illicite peut être le fruit d'un pari. Il pourrait être considéré qu'une caméra mise en place sans en informer les salariés permet de trouver plus efficacement l'auteur d'un fait considéré comme fautif. Une éventuelle contestation judiciaire permettra ensuite de déterminer si cette preuve a été obtenue par un stratagème, la rendant irrecevable [13], et, dans le cas contraire, si elle peut être admise dans les débats à l'issue du contrôle de proportionnalité. Il pourrait être considéré qu'une caméra dissimulée permet de trouver plus efficacement l'auteur d'un fait. Une éventuelle contestation judiciaire permettra ensuite de déterminer si cette preuve peut être admise dans les débats. Le droit de la preuve consiste ainsi à « habiliter un justiciable à pénétrer lui-même dans la sphère privée d'autrui pour y découvrir les informations nécessaires à la protection de ses propres intérêts » [14], et ne permet pas d'assurer pas la protection effective du droit à la vie privée. On relèvera néanmoins que toute atteinte à la vie privée cause nécessairement un préjudice au salarié, la Cour de cassation ayant admis en la matière, l'existence d'une...